Pourquoi les salaires dans la construction dérangent-ils autant ?
Par Marc-André Blanchette, Représentant technique, Local 791
Dans un récent article publié dans La Presse, la journaliste Marie-Ève Fournier s’interroge sur les « salaires élevés » dans la construction. L’angle retenu, bien qu’apparemment préoccupé par les inégalités entre hommes et femmes peu diplômés, glisse dangereusement vers une mise en opposition entre les travailleurs manuels et le reste de la société. Permettez-nous de remettre les pendules à l’heure.
Travailler fort, risquer sa vie, et se justifier en plus ?
Il faut le redire : la construction est le secteur le plus dangereux au Québec, 30% des décès au travail pour un peu plus de 5% de la main d'oeuvre totale. Pour bien illustrer la situation, si nos ouvriers étaient policiers, nous aurions pratiquement congé à tous les jours ouvrables de l'année pour assister aux funérailles nationales de nos confrères et consœurs tombés sous les accidents de travail. Deux travailleurs sont morts la semaine dernière sur des chantiers. À tout cela, nous pouvons ajouter des dizaines et des dizaines de lésions professionnelles à chaque jour, comme si notre industrie était une usine à créer des handicaps et invalidités.
Dans l'échange avec le salaire que l'article qualifie de généreux, ce sont nos corps qui paient la facture. Alors oui, nos salaires reflètent les sacrifices, les douleurs chroniques, les familles éclatées à force de quarts de travail irréguliers, sous le gel ou la canicule. Sans oublier que les ouvriers vivent en moyenne 6 ans de moins que les cadres, à cause de conditions de travail difficiles et d'exposition à des substances dangereuses, comme l'amiante, par exemple.
Pourquoi est-ce choquant que des hommes et des femmes qui n'ont pas passé 20 ans sur les bancs d'écoles gagnent un revenu décent ? Parce que pendant des décennies, ces travailleurs ont été maintenus dans la précarité et ont décidé de s'organiser syndicalement. Certains seront surpris de l'inexistence du principe de sécurité d'emploi dans notre secteur d'activité, mais c'est le cas. Le travail nomade, temporaire et surtout, souvent, à la merci des humeurs et des caprices du patron de chantier. Les salaires dans notre industrie sont le résultat de décennies de luttes syndicales, de grèves dures et de négociations où l’on a arraché chaque pourcentage au prix fort, avec une peur des représailles constante, à cause de l'insécurité d'emploi de notre secteur d'activité.
Un secteur qui ne vole personne
L’article laisse entendre que les hausses salariales feraient « bondir » le coût des maisons. C’est un raccourci trop facile. Pourquoi ne pas questionner la spéculation immobilière, les marges des promoteurs ou les taux d’intérêt ? Blâmer les travailleurs pour la crise du logement, c’est détourner l’attention des vrais responsables. L’APCHQ, toujours prompte à dénoncer les augmentations, oublie de mentionner que leurs membres ont profité des subventions, des baisses d’impôt, des PPP et autres stratagèmes de maximisation de profit sur le dos des travailleurs pendant des décennies. D'ailleurs, l'écart entre la productivité des travailleurs et leurs salaires se creuse de plus en plus. Tout ceci étant dit, ce sont les membres de l'APCHQ qui décident de refiler la facture aux acheteurs. Pas nous. Autrement, les salaires des travailleurs du résidentiel auraient suivi les prix des propriétés, qui ont doublé de valeur entre 2020 et 2024.
Des augmentations exagérées ? Plutôt une inflation exagérée.
L’article de La Presse suggère que les augmentations salariales dans la construction sont excessives. Cependant, entre 2021 et 2024, les augmentations annuelles ont été d’environ 2,05 %, tandis que l’inflation a entraîné une perte de pouvoir d’achat de 9,1 % pour les ouvriers pendant la même période. Ces augmentations visent donc principalement à maintenir le pouvoir d’achat des travailleurs, plutôt qu’à l’augmenter de manière significative.
La précarité et l'insécurité d'emploi : parce qu'il n'y a pas que le salaire.
En 2022-2023, 28 876 ouvriers et ouvrières sont devenus inactifs, tandis que 25 581 sont devenus actifs, illustrant une rotation importante de la main-d’œuvre. Cette instabilité est exacerbée par une gestion inefficace du placement des travailleurs, avec seulement 2 % des travailleurs placés par la Commission de la construction du Québec (CCQ) en 2022. Ajoutons à cela que la moyenne d'heures travaillées par les ouvriers est de 1005 heures pour l'an passé. Vous n'avez qu'à faire le calcul du salaire et vous arriverez nettement en bas du 100 000$ dont on parle dans l'article.
L’exclusion des femmes : une réalité que l’on combat
Oui, le secteur est encore trop masculin. Mais au lieu de suggérer, comme le fait l’article, que les travailleurs en place « bloquent » l’accès des femmes, pourquoi ne pas parler des initiatives syndicales pour changer les choses ? Au Local 791, nous réclamons des politiques de formation, de mentorat, et de tolérance zéro face au harcèlement. Le vrai problème, c’est que les métiers traditionnellement féminins sont structurellement sous-payés, non pas parce que la construction paie « trop », mais parce que notre société continue de sous-valoriser les métiers de soin, d’éducation et de services.
Le mépris déguisé en chronique économique
Quand on lit dans l’article qu’un citoyen trouve que « les charpentiers et les électriciens sont déjà trop payés », on se demande ce qui dérange vraiment. Est-ce le fait que des ouvriers gagnent mieux que certains cols blancs ? Est-ce encore cette vieille idée qu’un bon salaire devrait être réservé à ceux qui ont un bureau et un diplôme ? Nous n’avons pas à nous excuser de bien gagner notre vie. Ce n’est pas un privilège. C’est un droit conquis de haute lutte. Ce que nous voulons, ce n’est pas que d’autres soient moins payés : c’est que toutes et tous soient mieux traités.