Marc Leclerc, directeur de l’Union des opérateurs de machinerie lourde, local 791, commente l’article du JDM, peu favorable envers les ententes de principe de l’industrie de la construction. Voici sa réponse face aux critiques publiées.


Cher « Journal »,

Je n’ai pas l’habitude de répondre par écrit à des propos comme ceux tenus dans votre chronique du samedi 5 avril dernier. Généralement, une bonne discussion entre amis et collègues exorcise le sentiment d’injustice qu’une telle prise de position envers les travailleuses et travailleurs de la construction peut générer. Je vais faire une petite exception aujourd’hui…

Je n’ai pas l’intention de répondre directement au journaliste au sujet des ententes de principe dans le dossier du renouvellement des conventions collectives de la construction. Notre société souffre déjà suffisamment d’attaques personnelles. C’est pourquoi je m’adresse aujourd’hui à Monsieur le « Journal ». Je tiens à faire la lumière sur la réalité des travailleuses et des travailleurs de la construction afin que les deux côtés de la médaille soient reflétés dans ce dossier. Tout ça motivé par un sérieux inconfort depuis la lecture de votre chronique, état qui semble d’ailleurs partagé par mes pairs de l’industrie.

L’éditorial commence fort! Les 4 grandes raisons qui expliquent pourquoi le « journal » s’indigne face aux ententes négociées de bonne foi entre la partie syndicale et patronale.
Je me permets d’en commenter quelques-unes:

« -La construction coûte déjà trop cher au Québec; »

Effectivement, construire de façon durable et responsable en 2025 est assez onéreux. Cependant, je ne sais pas sur quoi le « journal » s’appuie et à quoi il fait référence pour fonder ce genre de propos. La portion « coûte trop cher » me semble plutôt démagogique. On voudrait tous que ça coute toujours moins cher, voire gratuit, ce serait génial! Pour la portion « au Québec » on souhaite passer quel message? Que dans certains endroits du globe il est possible de bâtir pour moins cher? Avec les mêmes normes exigées? Avec les mêmes enjeux climatiques? Avec de la main d’œuvre autant qualifiée?

Bref, drôle de commentaire sans explication, face à une industrie qui bâtit littéralement notre Québec jour après jour. Cette industrie qui construit routes, hôpitaux, écoles, commerces, ponts et j’en passe, permet à près de 200 000 familles québécoises de subvenir à ses besoins et de faire rouler notre économie. C’est sûr que des conditions de travail dignes de ce nom viennent avec un certain coût. Des normes de Santé et Sécurité au travail, un régime d’assurances couvrant environs 600 000 Québécois, et un fonds de pension pour nos vieux jours qui arrivent particulièrement vite lorsqu’on œuvre dans la construction, doivent alimenter le sentiment d’injustice du « journal ». On laisse sous-entendre ici, que les conditions de travail de Robert, Martin et Francine (noms fictifs) devraient être revues à la baisse, pour que la construction nous coute moins cher…

Avez-vous pris le temps de vérifier où se situe le Québec dans ses coûts de construction? Différentes entreprises à travers le monde telles que Turner & Townsend et Arcadis ont publié des rapports sur le coût de construction dans différentes villes à l’échelle mondiale. On constate rapidement que le Québec est bien loin d’être au sommet de ce palmarès. Montréal, en plein milieu de peloton des villes mises à l’étude, se retrouve entourée de plusieurs autres villes canadiennes. Un indice qui démontre qu’au Québec les coûts de construction en milieu urbain sont semblables au reste du Canada.
Au niveau international, plusieurs villes américaines (Chicago, Seattle, Boston), européennes (Berlin, Glasgow, Lyon, Brussels) et de partout dans le monde (Melbourne, Hong Kong, Tokyo, Singapore) se retrouvent bien devant notre référence qu’est Montréal. Lorsqu’on parle de coût de construction, le Québec ne semble pas être isolé dans un petit monde « trop cher ». Votre affirmation aurait donc pu être « La construction coûte toujours trop cher partout », plutôt que de déposer votre sentiment d’injustice sur des travailleurs de chez nous.

« - la facture pour se loger pousse déjà plusieurs ménages dans leurs derniers retranchements; »

Donc, la crise du logement serait influencée à ce point par les conditions des travailleurs de notre industrie et non pas par de la spéculation immobilière ou un manque de logement sociaux? Si votre affirmation est honnête et véridique M. le « Journal » nous aurions connu une baisse des coûts du logement par rapport au coût de la vie lors des quatre dernières années. Je m’explique, les travailleurs de la construction depuis 2021 n’ont eu qu’un maigre 8.2% d’augmentation, alors que l’inflation s’est soldée à 17,3% pour la même période. Un déficit salarial de plus de 9% qui, vous le savez bien, n’a aucunement fait baisser le coût des logements par rapport au coût de la vie. Selon un article paru dans votre « Journal » en juin dernier, le logement moyen à Québec a augmenté de 33%, à Sherbrooke de 44%, et à Trois-Rivières de 50% depuis 2020. Des hausses historiques qui n’ont rien à voir avec le 8.2% d’augmentation des travailleurs de l’industrie de la construction depuis 2021. Le coupable de la hausse des prix du logement ne serait donc pas celui avec la boite à lunch!

« - en cette année où une récession menace, la construction demeure un secteur névralgique pour relancer l’économie; »

Si on veut relancer l’économie avec la construction, n’avons-nous pas intérêt de s’assurer qu’elle est attractive et intéressante pour les travailleurs? La rétention n’est malheureusement pas au rendez-vous dans la construction. C’est, au minimum, 35% des travailleurs qui quittent l’industrie dans les cinq premières années de leur intégration selon la CCQ . Sans partir un grand débat sur la formation et l’importance de la diplomation pour améliorer ces statistiques, il est évident qu’un revenu adéquat influence grandement ce genre d’enjeu. Il est donc essentiel de compenser le déficit salarial et de prévoir un minimum d’enrichissement futur pour ne pas empirer la situation actuelle. La construction est, et restera, un investissement et non une dépense!

Quelques chiffres

Le « Journal » laisse sous-entendre que les augmentations prévues dans les ententes de principe sont deux fois plus élevées que celles de l’inflation. Il faut comprendre que malgré une augmentation de 22% pour les quatre prochaines années, les travailleurs de l’industrie n’auront en réalité que 12,9% pour manœuvrer à travers notre économie, puisqu’un déficit salarial de 9.1% avaient été cumulé de 2021 à 2025. Je pousse les mathématiques un peu plus loin. Reprenons le 17,3% d’inflation de 2021-2025 et ajoutons-y l’hypothétique 8% des prochaines années (2%/année = ciblage de l’inflation). On obtient évidemment 25,3%.
Du côté des augmentations salariales, additionnons le 8,2% de 2021-2025 au 22% de nos ententes, on obtient 30,2%. Maintenant la différence entre les augmentation et l’inflation probable nous donne 4,9% d’enrichissement potentiel sur une période de 8 ans.
Donc, une moyenne d’enrichissement annuel de 0,61%/année. Tout ça en pleine période de pénurie de main d’œuvre. 0,61% d’enrichissement par année ne doit certainement pas refléter les propos tenus par le « Journal ». J’ai même envie moi aussi de faire dans la démagogie et de vous dire que ce 0,61% d’enrichissement que vous jugez « déraisonnable » ne représente en réalité qu’un seul fameux « petit café par jour »!

Au fait, êtes-vous au courant « Journal » que la plupart des demandes normatives et la forte majorité des demandes monétaires du cahier syndical ont dû être mises de côté. Un autre quatre ans sans régler nos problèmes de frais de déplacement, sans régler nos enjeux face aux horaires de travail dignes d’une autre époque, sans même toucher à la conciliation travail-famille. Des enjeux chers aux travailleurs de notre industrie qui ont dû être délaissés pour palier à un manque à gagner historique!

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Il s’agit probablement d’une simple maladresse ou peut-être même d’une incompréhension de ma part, mais vous comparez les travailleurs de la construction aux travailleurs du secteur public avec leur entente de 17% sur 5 ans, que vous qualifié d’ailleurs de « généreuse ». Ces travailleuses et travailleurs qui ont dû sortir dans les rues et faire front commun pour démontrer l'iniquité des offres du gouvernement envers des travailleurs essentiels à notre société. Un gouvernement qui n’a pas hésité lorsqu’il est venu le temps de bonifier les conditions salariales de ses députés. Si ma mémoire est bonne, vous aviez vous-même commenté l’offre ridicule du gouvernement envers ses employés par rapport à l’augmentation des députés.

Mais voici où mon incompréhension culmine face à un tel propos : « compte tenu des responsabilités et de la formation requise, les travailleurs de la construction sont déjà mieux traités que les infirmières ou les enseignants. » Je dois d’abord remercier le « Journal » pour son appuie, subtil nous devons l’admettre, dans la quête des formations obligatoires pour l’obtention d’un certificat de compétence. Cela dit, loin de moi l’intention d’enlever la lumière sur l’importance et tout le respect que nous avons envers le travail des infirmières (et infirmiers) et des enseignants (et enseignantes).
Lorsqu’on fait référence au « traitement » des travailleurs de la construction je ressens l’obligation de rectifier certains propos. On parle de travailleurs qui n’ont même pas accès à une roulotte de chantier si leur équipe de travail ne compte pas 10 salariés ou plus. Des travailleurs qui, par exemple, doivent se contenter de manger leur sandwich assis sur une chaine de trottoir ou directement sur leur boite à lunch. Ce qui explique probablement la grosseur et la robustesse du fameux garde-manger portatif! On parle aussi de plusieurs types d’emplois, dont ceux du pavage, des travailleurs qui effectuent encore des semaines régulières de 50 heures à taux simple. On doit également penser aux travailleurs exposés à des conditions climatiques parfois démesurées et dans un environnement comportant une quantité infinie de dangers.


Je dois d’ailleurs vous préciser une statistique catastrophique à glacer le sang concernant la construction en matière de Santé et Sécurité au Travail. Saviez-vous que malgré le fait que l’industrie de la construction ne représente qu’environ 5% de la main d’œuvre québécoise, elle connait près de 35% des décès au travail! C’est sept fois supérieures à sa représentativité. À la veille du « Jour national du deuil » le 28 avril prochain, il m’apparait déplacé de juger que les travailleurs de l’industrie de la construction sont « mieux traités » que d’autres. Comment un travailleur qui a sept fois moins de chance de revenir en un morceau à la maison est-il « mieux traité » ?

En terminant

Si l’intention derrière vos propos était de susciter des réactions, le travail a été fait avec brio. S’attaquer aux conditions de travail de citoyens dans le but d’appauvrir une partie de notre société n’aidera certainement pas l’économie. Nous sommes sensibles aux difficultés que peut représenter l’application de nouvelles conditions salariales, c’est d’ailleurs pour cette raison que nos ententes démontrent un « lissage » des augmentations, malgré le déficit des années antérieures. N’oublions pas qu’une grande partie de ces augmentations retournera rapidement dans l’économie publique avec la mécanique de l’impôt sur le revenu.

Pour ce qui est de la couverture médiatique, vous avez bien raison. On parle très peu des ententes, mais lorsqu’il y a conflit, l’information coule tel un érable au printemps. Si selon vous, cher « Journal », ces ententes sont toujours aussi démesurées, je peux t’offrir un petit café par solidarité?



I Global Construction Cost Performance – ICMS 2024 - Turner & Townsend
II The Arcadis International Construction Costs Index 2023
III LES ABANDONS DANS LES MÉTIERS ET OCCUPATIONS DE LA CONSTRUCTION Janvier 2021
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